PROLOGUE

Hier soir, j’ai dû trop boire… Trop de slana. Où était-ce ?… Je dois faire un terrible effort de mémoire pour me souvenir. Ah ! oui… Sur Ercalor… Nous y fêtions la prise du Mondir… Un grand cargo chargé d’outillage en provenance de Bevaran… C’était avant-hier.

J’imagine que Barka m’a ramené à bord et qu’il a pris seul l’initiative du décollage… Il devait avoir de sérieuses raisons… Que s’est-il donc passé ?

Précieux, Barka ! Hier, je devais être tellement saoul que je n’arrive plus à me souvenir de son visage… Ni de son apparence… C’est le comble.

Désabusé, je me laisse glisser en bas de ma couchette… Le slana est capable de vous faire complètement perdre la mémoire quand on en abuse… D’où sa vogue… On l’appelle la liqueur de l’amnésie… C’est parfois bon de tout oublier… Malheureusement, ça ne dure jamais longtemps… Et à moi, ça ne m’était jamais arrivé. Pas à ce point, en tout cas… J’ai même l’impression de ne plus avoir que des réflexions de seconde main…, comme si je devais choisir entre deux courants de pensées.

Sous mes pieds, le plancher de la cabine vibre… d’une certaine façon. Cela signifie que nous sommes dans l’espace… Le plancher vibre toujours lorsque les moteurs de propulsion du Rihan marchent, mais la vibration n’est pas la même en atmosphère et dans l’espace.

Barka m’a déposé tout habillé sur ma couchette… Ma combinaison bleue est un peu froissée, mais cela s’arrangera tout seul car elle est faite d’un tissu métallisé.

Mes armes ? Le fulgurant se trouve toujours dans son étui… Je vérifie ses charges. Elles sont intactes. Sans fulgurant au côté, l’homme le plus valeureux est un mort en sursis… Le pistolet, maintenant ? Dans l’étui de gauche… Je vérifie aussi… Après chaque période un peu trouble de l’esprit, c’est indispensable… Chargeur plein. Une balle dans le canon !

Cela prouve tout de même que, sur Ercalor, je n’ai pas fait de grosses bêtises…, mais c’est peut-être Barka, après tout… J’aimerais autant que nous ne soyons pas partis en catastrophe… Quoi qu’il en soit, j’aimerais savoir pourquoi nous avons quitté cette planète aussi rapidement. Nous devions y passer huit jours.

Mon poignard ?… Dans sa gaine… J’examine sa lame. Elle est nette… Je ne m’en suis pas servi non plus… J’éprouve une étrange impression d’irréalité… Les séquelles du slana, probablement.

Tiens… En me réveillant, j’ai décrété immédiatement que nous nous étions arrêtés sur Ercalor avant-hier soir… « Avant-hier »… Bizarre… Je devrais avoir un trou, puisque je viens seulement de revenir à moi et que mon dernier souvenir remonte… Voyons…

Au moment où Barka et moi sommes entrés dans ce misérable bistrot de la basse ville, j’ai commandé un flacon de slana pour moi et de l’erkil pour mon associé puisque c’était mon tour de boire.

Lorsque les pirates sont en virée, ils agissent toujours ainsi… Un sur deux a le droit de boire… L’autre est, en quelque sorte, de garde…

Je me souviens de la présence de trois astronautes de Vakar…, et aussi d’un civil étrange qui me fixait continuellement… J’ai senti qu’il s’agissait d’un espion de la Garde Spatiale et je l’ai signalé à Barka… De cela, je me souviens nettement… C’est tout de suite après que j’ai sombré.

Le principal est que je sois à bord et que nous ayons pu repartir… Des espions de la Garde Spatiale, il y en a des quantités dans toutes les tavernes de la périphérie. Quand on est certain d’avoir affaire à l’un d’eux, on l’abat.

Moi-même, j’en ai exécuté ainsi une bonne dizaine et Barka encore plus…, mais, bien entendu, il faut être sûr de façon à ne pas avoir d’ennui avec les ports où nous sommes tolérés…

La Garde Spatiale !… Dans l’espace, je ne la crains pas… Mon Rihan est plus rapide que le meilleur aviso dont les chasseurs de corsaires disposent.

Plus rapide et mieux armé… Une véritable merveille. Unique dans l’espace. Il a été établi selon les plans d’un vieux technicien que j’ai délivré d’un bagne de l’espace.

Lars Thomar… Quand je dis ses plans, j’exagère… Selon ses instructions, plutôt… Il avait tout dans sa tête et il n’a pas laissé une seule note.

Si bien que mon vaisseau restera sans doute le seul de son espèce… car Lars Thomar est mort, maintenant.

Sa principale innovation se trouve dans le moteur, mais il y a aussi une question de fuselage et de tourelle de tir… Pourquoi est-ce que je me remets à penser à tout cela ce matin, comme si je tenais essentiellement à bien classer mes souvenirs dans ma tête ?

Sans doute une idée de poivrot ou d’amnésique. L’amnésie du slana… Quand on en sort, on a besoin de refaire le point… Pourtant, je me sens parfaitement lucide… et en pleine forme, ce qui est rare quand on a abusé de cette saloperie de liqueur.

 

 

Dans la coursive, je croise Leker. Il est très long, très maigre, avec un visage où les cicatrices sont aussi nombreuses que les rides. Il doit avoir au moins soixante ans, mais il reste en pleine forme et c’est un des combattants les plus redoutables que je connaisse.

A son « actif », dix ans de bagne de l’espace en trois fois et trente de « course »… Un vieux briscard. En m’apercevant, un large sourire éclaire son visage.

— Alors, commandant ?

— Alors quoi ?

— Vous êtes remis ?

— Ça se voit, non ?… C’est Barka qui m’a ramené à bord ?

— J’ai dû y aller aussi, avec Paolo.

— Vous étiez pourtant restés à bord, tous les deux.

— Barka nous a appelés avec son communicateur dès que les choses ont commencé à mal tourner…

— Dans quel sens ?

— Trois types de la Garde Spatiale ont voulu vous embarquer…

— Je ne me souviens de rien.

— Barka n’a pas perdu la tête et nous sommes arrivés juste à point, Paolo et moi.

Terrible d’avoir la tête aussi vide, de ne rien pouvoir raccrocher dans sa mémoire, même pas un souvenir confus.

— Je n’aurais pas dû boire de slana… Chaque fois que je me laisse aller, c’est toujours ainsi que ça finit.

— Peut-être pas cette fois, commandant.

— Que veux-tu dire ?

— Barka vous expliquera.

— Il est au poste de pilotage ?

— Oui.

Etrange, mais Leker me fait une drôle d’impression… Je le connais… Nous bourlinguons ensemble depuis des années et, malgré cela, j’ai l’impression de le voir pour la première fois…

Lui aussi… Je l’ai lu dans son regard. Il a eu une seconde d’hésitation, puis tout a paru se déclencher… Ça ne tient pas debout. La seule explication, c’est le slana, quoi qu’il dise, et je n’ai pas le droit de me mettre dans un tel état car je suis le chef, ce qui me donne la responsabilité des autres.

Je laisse Leker et je remonte la coursive en direction du poste de pilotage. Maintenant, c’est du visage de Barka que j’essaye de me souvenir. De son visage et de son apparence physique.

Impossible !… Pourtant, lui et moi, nous courons l’espace depuis des années…, et c’est la vérité… Il faut que je pénètre dans le poste de pilotage pour le reconnaître. Evidemment, au premier coup d’œil, je sais qui il est… Mais pourquoi pas avant ?

Un véritable colosse… Le crâne rond et rasé… De petits yeux fureteurs… Le menton volontaire… Un nez pointu… En fait, il a un visage et une corpulence extrêmement caractéristiques et je me demande comment j’ai pu faire pour l’oublier.

— Je viens de rencontrer Leker… Il paraît que les choses ont failli mal tourner, dans cette satanée taverne.

Barka a un gros rire.

— En effet. Elles auraient pu très mal tourner.

— Je ne me souviens pratiquement de rien… Il me semble que le premier verre m’a soûlé.

— Exact. A cette différence près que tu n’as pas été soûlé, mais drogué.

— Hein ?

— Le patron de la taverne était de connivence avec les types de la Garde Spatiale… Il avait mis quelque chose dans ton verre… Tu t’es écroulé immédiatement… Trop vite…, ça m’a alerté… D’habitude, tu tiens mieux le coup que ça.

— Et toi ?

— Je n’avais pas encore bu, et quand je t’ai vu, je me suis bien gardé de le faire. J’ai flanqué mon verre par terre.

— Et alors ?

— Le patron m’a conseillé de t’emmener et de te ramener à bord. Un type écroulé sur une table au début de la soirée, disait-il, ça fait toujours mauvais effet dans une boîte comme la sienne. Normalement, j’aurais dû te charger sur mon dos et te ramener. Nous aurions été faits comme des rats. Seulement, je me suis méfié et j’ai d’abord alerté Leker et Paolo avec mon communicateur.

— Tu avais pensé à en prendre un ?

— Le coup de chance. On nous attendait dehors… Trois gardes… Paolo et Leker s’en sont chargés… Moi, je me suis occupé du patron de la taverne et du salopard que tu avais repéré. C’est seulement après que nous t’avons ramené.

— Si la Garde Spatiale a tenté de me prendre de cette façon, c’est qu’elle était déjà au courant pour le Mondir.

— Probable.

— Il y a donc eu des survivants ?

Barka a un haussement d’épaules.

— Sans doute. Il est très difficile de contrôler toutes les capsules de survie. Quant à savoir qui est le responsable, c’est une autre histoire… Notre flottille était composée de quinze corsaires.

— De toute façon, il y a eu négligence…

Ou, tout simplement, nous avons eu affaire à un type particulièrement veinard. Il faut toujours compter avec ça, aussi. Nous-mêmes, sans d’innombrables coups de pot…

— Evidemment…

Je m’assieds dans le second fauteuil de pilotage, un peu perplexe.

— Si on a essayé de m’enlever à terre, il devait y avoir un vaisseau de la Garde Spatiale au spatiodrome.

— Deux. Mais ils ne pensaient pas que tu en réchapperais. Alors, ils n’avaient rien prévu. Et, pour décoller, je me suis passé d’autorisation car on aurait pu me retarder depuis la tour de contrôle… Pas une mauvaise idée, car on a immédiatement lancé une torpille contre nous depuis le terrain. Seulement, nous allions beaucoup trop vite pour elle. En ce moment, on doit faire des efforts désespérés pour la récupérer.

— Oui. Elle a dû se placer en orbite autour de la planète.

— Si bien que les deux vaisseaux de la Garde sont bloqués à terre et qu’elle représente un danger mortel pour tous les transports qui voudront faire escale à Ercalor.

Cette pensée l’amuse et, toujours en songeant à cette torpille qui n’a pas pu nous rattraper, il murmure :

— Fantastique, notre Rihan.

— J’avais mes raisons lorsque je l’ai baptisé l’Incomparable… Dans son genre, Lars Thomar était un génie.

— Pourquoi était-il au bagne ?

— A cause d’une femme… La sienne… Il l’avait tuée un jour où elle lui cassait les pieds… Ça ne se fait pas dans les sociétés civilisées.

Barka ricane et je lui demande :

— Tu as pris quel cap ?

— Vanagol.

— Si bien que nous ferons escale à Lorgra ?

— Oui. Nous pourrons y liquider notre part de la prise. A Lorgra, on n’est jamais curieux sur l’origine des marchandises à vendre.

Comme je reste silencieux, il ajoute :

— Pourtant, c’est une planète qui ne me plaît pas.

— Elle ne plaît à personne, mais personne n’a jamais eu vraiment à s’en plaindre.

— Exact. En fait, je n’ai rien contre la planète proprement dite… Ce qui me déplaît là-bas, ce sont les Dravons… Ils ressemblent trop à des êtres humains.

— J’avoue qu’on s’y tromperait, tant qu’ils se taisent… Mais toutes les Dravonnes sont rudement jolies.

— Si on veut. Il y a autre chose aussi… La tristesse des habitants… C’est une planète où on ne rit jamais.

— A cause des lois. Les Lorgraniens sont terriblement puritains.

— Sauf en ce qui concerne les étrangers. Toutes les tavernes sont remplies de Dravonnes d’une complaisance amoureuse extraordinaire… Qu’est-ce que c’est, ces Dravons ?

— Pas des êtres humains.

— Pas des animaux non plus.

— Une autre race…

— Une race non humaine à forme humaine ?… C’est inimaginable.

— Disons qu’il s’agit d’une race de singes sans poils. De toute façon, ce qu’ils sont, c’est le problème des Lorgraniens. Pas le nôtre.

— Tu as raison.

Personnellement, j’ai déjà eu des rapports avec des Dravonnes chaque fois que j’ai fait escale sur Lorgra. Tant qu’elles restent silencieuses, il n’y a pas de différence avec nos propres femmes. En revanche, en fait de langage, elles n’ont que des grognements assez désagréables.

Ce qui prouve, en tout cas, que ce ne sont pas des androïdes, car les androïdes on peut les conditionner et les faire parler couramment.

Il faudra que je demande en quoi réside réellement la différence. Pourquoi ne l’ai-je jamais fait ?… C’est étrange… J’aurais dû poser la question aux Lorgraniens que je connais. Il est vrai que ce sont uniquement des marchands et qu’ils ne sont pas bavards.

Comme Barka surveille les appareils du bord, je me renverse dans mon fauteuil en fronçant les sourcils. Ça tombe bien que mon associé ait choisi Vanagol comme cap car je dois absolument me rendre sur Lorgra. Ça me revient brusquement comme s’il s’agissait d’une chose très importante que j’aurais oubliée.

Et, d’abord, qu’est-ce que je sais sur Lorgra ? Peu de chose, au fond… Je connais son spatiodrome… Il est vaste et bien équipé. Je connais aussi toutes les tavernes et tous les bouges qui l’entourent, formant une vaste ceinture du plaisir… Et, une fois, je suis même allé jusqu’en ville… Une seule fois et, clandestinement, car ce n’est pas autorisé.

A moins de demander un laissez-passer, mais les autorités locales en accordent rarement. En tout cas pas aux pirates, car je ne connais personne qui se soit rendu à Lorgra-ville 1. Personne en dehors de moi.

C’est une ville assez importante, comportant trois quartiers disposés en triangle. Le spatiodrome en est éloigné de plus de cinq kilomètres. Pour s’y rendre, il existe une route, mais, la nuit où je m’y suis rendu, j’ai traversé la jungle.

Une jungle infestée de serpents et de moustiques-tueurs. La ville elle-même est fermée par de hautes murailles de granit noir. Elles protègent les habitants des grands fauves.

Du moins, c’est ce qu’on raconte. Mais, en y réfléchissant, je me demande pourquoi les autorités n’ont pas simplement supprimé toutes ces jungles.

Enfin, j’en ai traversé une et je suis arrivé à Lorgra-ville 1. J’y ai pénétré par une petite poterne dont je possède toujours la clef dans ma cabine.

Une fois dans l’enceinte, comme je portais des vêtements identiques à ceux des habitants, on ne m’a pas remarqué… Je me suis promené… La nuit, je ne risquais pas grand-chose. Puis, comme je possédais de l’argent lorgranien, je suis entré dans une taverne.

C’est là qu’on m’a remis le fameux billet…

Un billet stupide, rédigé pourtant en galactique. J’en ai encore tous les termes en mémoire :

 

Nous ne sommes plus libres… Au secours… Nous sommes devenus les esclaves d’une puissance inconnue et c’est un malheur qui menace l’humanité tout entière… Je sais que vous ne pouvez pas rester plus longtemps à Lorgra, mais revenez en ville lors de votre prochain voyage… Après avoir pris vos dispositions pour pouvoir rester quelques jours… Je suis trop surveillé pour pouvoir vous parler maintenant… Lorsque vous reviendrez, allez au palais Déran… C’est celui qui est situé sur la plus haute colline… Ne frappez pas à la porte principale… Présentez-vous à celle qui est décorée par un carré entouré d’un cercle épais… Frappez trois coups et dites : « Galdar » à celui ou à celle qui vous ouvrira… J’espère être encore libre lorsque vous reviendrez.

Signé : Déran.

 

J’allume un long cigare de Decca et je tire une bouffée… Ce message aussi, je l’avais complètement oublié, comme j’avais oublié que je devais faire escale à Lorgra. Ça m’agace tout à coup et, de nouveau, je me demande pourquoi je me mets à penser à toutes ces choses comme si j’éprouvais un subit besoin instinctif de me les remettre bien en mémoire.

— Barka, quand avons-nous fait escale pour la dernière fois sur Lorgra ?

— Il y a trois mois.

— Nous sommes restés longtemps ?

— Quatre jours… Tu l’as oublié ?

— Non.

Ça correspond exactement à mes souvenirs. Donc, je ne suis pas fou. Mais tous ces souvenirs, il faut absolument que je les confronte.

— Durant ces quatre jours, il ne s’est rien passé de spécial ?

D’une voix sèche, sous laquelle perce encore son ressentiment, Barka me jette :

— Tu sais très bien ce qui s’est passé.

— Je veux te l’entendre dire.

— Tu t’es rendu à Lorgra-ville 1.

— Et j’en suis revenu ?

— Au petit jour, par la jungle, au risque de te faire piquer par toutes les saloperies de serpents qui vivent là-bas, ou piquer par un de leurs moustiques-tueurs… Sans parler des fauves avides de sang frais.

— Tu as eu peur ?

— Quand j’ai appris ton équipée, tu étais revenu… Alors, ça n’a plus eu la même importance. Mais tu as tout de même exigé qu’on parte le plus rapidement possible, alors que nous avions encore de la marchandise à vendre.

— Nous avons tout de même demandé l’autorisation de départ à la tour de contrôle ?

Oui…, mais tu semblais terriblement pressé… Pressé et inquiet.

— Qu’est-ce que je t’ai raconté de mon équipée ?

— Rien.

— Et tu en as déduit ?

— Qu’il s’agissait d’une femme.

— En un sens, la femme n’est pas le plus important. Il y avait d’abord ma curiosité… A mon retour, je ne t’ai pas montré la lettre ?

— Quelle lettre ?

Bon, je n’ai rien dit. Je me demande pourquoi car, généralement, je ne cache jamais rien à Barka. Je me lève en secouant la tête. Il y a pas mal de trucs qui ne me plaisent pas, dans cette histoire…

— Appelle Paolo pour qu’il te remplace. Qu’il garde le cap ; nous ferons escale à Lorgra. Dès que tu seras libre, viens me rejoindre dans ma cabine.

 

 

Le fameux billet. Je le prends dans mon coffre personnel et je le relis. Sur ce point, ma mémoire était fidèle, mais je continue malgré tout à préciser l’ensemble de mes souvenirs concernant cette visite à Lorgra-ville 1.

Je me trouvais peut-être dans cette taverne depuis dix minutes. Dans un coin sombre, assez retiré car, bien entendu, je ne tenais pas à me faire remarquer…

Oui… J’étais juste dans l’ombre d’un pilier et je m’étais fait servir un verre de kara… Un alcool lorgranien qui doit titrer entre 60 ou 70°.

J’observais… Il n’y avait pas grand-monde… Rien que des hommes, tous maussades, tous vêtus de noir… Soudain, quelqu’un est entré… Un homme d’un certain âge. Au lieu de se diriger vers les autres, il est venu s’asseoir à côté de moi.

D’une voix hachée par l’émotion, il m’a dit :

— Vous êtes Terrien… Je le sais, mais ne craignez rien… Je ne vous dénoncerai pas…

Tout en parlant, il a glissé le billet dans ma main…, sous la table… Puis, il s’est levé vivement pour aller rejoindre un des groupes… Je n’ai pas eu confiance dans sa promesse de ne pas me dénoncer et je suis parti immédiatement.

J’ai retrouvé la poterne par laquelle j’étais entré dans la ville et j’ai pris pour la seconde fois le risque de traverser la jungle de nuit… Je portais des gants et un filet sur le visage pour me protéger des insectes-tueurs… En plus, tout en marchant, je balayais le sol avec mon fulgurant réglé sur sa plus faible intensité, pour chasser les serpents.

Si un fauve m’avait attaqué, je me serais servi également de mon poignard… Tout cela est clair et net, mais j’ai besoin d’y repenser minutieusement pour le savoir… Jamais, jusqu’à présent, une chose pareille ne m’était arrivée.

Jamais, non plus, je n’avais eu cette impression de naître ou de renaître en me réveillant… Ridicule… J’ai eu le sentiment que je venais tout juste de venir au monde…, à trente-six ans.

Plus jamais je ne boirai de slana ! Et ce n’est même pas le slana selon Barka, mais une drogue… Le voilà, Barka… Il pousse la porte de ma cabine et va directement s’asseoir sur la seconde couchette.

— Quand je suis revenu… de l’équipée dont nous avons parlé tantôt, tu ne m’as pas demandé ce qui m’était arrivé à Lorgra-ville 1 ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Chacun est libre d’avoir ses secrets.

— D’accord… Seulement, aujourd’hui, je trouve ridicule de ne pas t’avoir tout dit immédiatement… Voilà ce qu’on m’a remis dans une taverne de la ville où je buvais un verre de kara.

Je lui tends la lettre et, avant qu’il commence à la lire, je précise :

— Dans cette taverne, je venais d’arriver depuis environ dix minutes… Je n’avais jamais vu ni entendu parler de l’homme qui s’est approché de moi… Il m’a dit quelques mots, puis m’a glissé cette lettre dans la main…, sous la table…, avant de se lever pour aller rejoindre d’autres hommes.

Barka hausse les sourcils.

— Pourquoi t’a-t-il choisi ?

— Il savait que j’étais un Terrien.

— Ton déguisement n’était donc pas parfait ?

Si…, sans cela, je me serais fait prendre.

Mon associé hoche la tête, puis commence à lire la lettre, le message plutôt… Il le lit… Finalement, il relève la tête d’un air perplexe.

— Cette lettre, tu aurais dû la faire parvenir à la Garde Spatiale.

— L’envoyer n’aurait servi à rien… Il aurait fallu que je me rende personnellement dans un centre de la Garde et que j’explique tout…, y compris les raisons de ma présence sur Lorgra…, et, cela, c’était impossible… A moins d’être devenu subitement fou.

Bon…, et comme tu viens de me faire lire ce message, j’imagine que ton intention est de te rendre à ce mystérieux rendez-vous ?

— J’avais tout oublié, Barka… C’est toi qui a mis le cap sur Vanagol… Nous n’en avions pas parlé avant et ça nous oblige à faire escale sur Lorgra… Tu ne crois pas que c’est un signe du destin ?

— Un signe stupide.

— Tu me désapprouves ?… Pour pénétrer dans la ville, j’ai la clef d’une des poternes.

— Qui te l’a donnée ?

— Une femme… Pas une Dravonne… Une vraie femme qui buvait avec moi dans un bouge du port, chez l’Araucan.

— Sur Lorgra, les rares femmes qui font le même métier que les Dravonnes ne valent pas grand-chose.

— N’empêche qu’elle m’a remis cette clef et que ce n’était pas un piège, puisque je suis revenu de mon expédition.

— De toute façon, si tu as pris ta décision, ce n’est pas moi qui pourrai te faire changer d’avis.

— Tu me désapprouves ?

— Disons que je ne te pardonnerais pas d’y aller seul encore une fois.

Il part d’un éclat de rire… Barka et moi, nous sommes comme deux doigts de la main…, et cela dure depuis bientôt vingt ans… Vingt longues années de piraterie dans l’espace… Car nous sommes des pirates.

Ce mot ne me fait plus peur depuis longtemps… Si, un jour, nous sommes pris par la Garde Spatiale, on nous livrera aux vaks de Devon… Ce sont de minuscules chenilles qui mettront des jours à nous dévorer vivants pendant que les belles dames de la ville où on nous exécutera viendront nous regarder souffrir.

Seulement, ça, c’est le risque…, mais avant cette échéance quasi inéluctable…, il y a une vie d’aventures prodigieuses qui fera que, le jour venu, nous ne regretterons rien.